Les Putains et les Jongleurs
Lorsque Dieu eut crée le
monde tel qu’on peut le voir à la ronde, avec tout ce qu’il mit dedans, il
fonda trois classes de gens : les nobles, les clercs, les vilains.
Les chevaliers eurent les
terres; quant aux clercs, il leur octroya le fruit des dîmes et des
quêtes ; le travail fut le lot des autres. La chose faite, il s’en alla.
Sur son chemin, il aperçoit
une bande de chenapans : des ribaudes et des jongleurs. Il ne va pas loin, ils
l’accostent et se mettent tous à crier « Restez là, sire, parlez-nous. Ne
partez pas; où allez Vous? Nous n’avons rien eu en partage quand vous avez doté
les autres ». Notre Seigneur les regarda et, les entendant, demanda à
Saint Pierre qui le suivait quels pouvaient être ces gens-la.
« Ce sont des gens
faits par mégarde, que vous avez pourtant crées comme ceux qui ont foi en vous.
S’ils vous hèlent, c’est qu’ils voudraient avoir leur part à vos
largesses ».
Notre Seigneur, au même
instant et sans faire d’autre réponse, vint aux chevaliers et leur dit :
« A vous qui possédez les terres je baille et donne les jongleurs. Vous
devez en prendre grand soin et les retenir près de vous. Ne les laissez manquer
de rien; accédez à tous leurs désirs. Tenez bien compte de mes ordres.
À vous maintenant, seigneurs
clairs, je donne à garder les putains. Depuis, les clercs se gardent bien de
désobéir au Seigneur : ils n’ont d’yeux que pour les ribaudes et les traitent
du mieux qu’ils peuvent.
Comme ce fabliau le montre,
si vous l’avez bien entendu, les chevaliers vont à leur perte quand ils
méprisent les jongleurs, leur refusent le nécessaire et les laissent aller
pieds nus.
Les putains ont chaudes
pelisses, doubles manteaux, doubles surcots; les jongleurs ne reçoivent guère
de tels cadeaux des chevaliers. Ils ont beau savoir bien parler; ils n’ont
droit qu’a de vieilles nippes; on leur jette comme à des chiens quelques
bouchées des bons morceaux.
Mais en revanche les putains
changent de robes tous les jours; elles couchent avec les clercs qui subviennent
a leurs besoins.
Ainsi les clercs font leur
salut.
Quant aux chevaliers, ce
sont pingres qui ne donnent rien aux jongleurs, oubliant les ordres de Dieu.
Les clercs en usent
autrement, pour les putains ont la main large et se plient à tous leurs caprices.
Pour elles, voyez-les à l’oeuvre : ils dépensent leur patrimoine et les
richesses de l’Eglise ; en leurs mains est bien employé‚ l’argent des rentes et
des dîmes.
Donc, si mon fabliau dit
vrai, Dieu veut que les clercs soient sauvés, que les chevaliers soient damnés.
(MR,
III, 76.)
Super bon blog !
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